Ce texte comporte des passages inappropriés aux jeunes lecteurs ainsi qu’aux adultes sensibles. Je recommande donc à ces personnes de ne pas lire ce texte.
Le brouillon de couleurs.
La voiture file à vive allure. Défilé de montagne, de dépressions.
Nous pénétrons un autre monde. Une nouvelle dimension où la route même se dérobe. Il nous faut continuer à pied, sceller de notre pas le déclin de toute humanité.
La favela tonne son orgueil, celui de n’appartenir à personne. Cette lutte de territoire où se délitent les âmes en peur, un quadrillage mortuaire pour familles en sursis. Je courbe l‘échine sous cette chaleur caniculaire. Ils vivent dans ce cimetière de tôles, cette décharge humaine ou tout se recycle sauf la dignité, à tout jamais perdue. Ils rêvent tous d’asphalte (1), loin de leurs quotidiens corrompus par tant de misère. La forêt de Tijuca, leur insuffle l’air maudit qui les prolonge dans une veille cadavérique. Je repars demain de Rio, ce que je vis dépasse l’entendement. Je suis dans ce bourbier où chaque acte est crotté par la honte. Le moindre mouvement est taxé du regard inquisiteur du tout un chacun. Chaque être est à la solde de sa survie, de sa famille et fait allégeance au réal, qui décide de qui va vivre et qui va mourir.
J’entre chez Pablo, qui en sait long et qui accepte de me livrer un témoignage sur ses enfants, moyennant mes euros. Dans ces murs de ruines, trop faibles pour insonoriser les drames permanents, chaque coup, cris ou pleurs sont l’œuvre de tous, infligés à tous. Résonance de leur drame commun.
Je salue mon interlocuteur, rappelle le cadre de l’article que je dois écrire. Il semble avoir bien saisi mes attentes, aussi je m’assois et l’invite à parler :
– Tous mes enfants s’en sortent à peu près, mais il faut que je vous parle de Pedro. J’ai du mal avec lui, malgré mes poings qui corrigent sa petite gueule de chouineur. Il s’en fout totalement de notre réalité. Egoïste qu’il est ! Il part chaque jour et n’est pas foutu de ramener quelques réals. Il préfère gaspiller 1500 cruzeiros (2) à fumer un joint de Maconha (3) plutôt que d‘aider sa famille. Mille fois j’lui dis à Pedro de faire comme tous les aut’mômes : sniffer de la colle de chaussure. « Se faire la tête » comme y disent…Sa tête j’vais finir par lui ravaler à ce crevard, s’il continue à fumer des joints. Cette petite merde devrait savoir que la colle, c’est très bien pour quand il a froid, peur ou faim. Il se poserait bien moins de questions pour aller voler cette feignasse.
Il me scrute, je lui souris quoi qu’il m’en coûte pour obtenir son témoignage, mon papier.
– Je l’ai déjà fait sniffer de force le bâtard, et voilà qu’il pleurait comme une mauviette, disant que ça lui brûlait les poumons…la chochotte, j’ai bien perdu mes dents moi, en me shootant à la colle de grole…sûrement de la colle qui chaussait du 53 à crampons (il rigole) ; qu’est-ce que j’ai fait au bon dieu pour mériter un attardé comme lui….A 12 ans bordel, je vendais des citrons. Avec mon gang nous étions déjà de très bon pivetes (4). On était tout aussi bon à faire « cadaver ». Faire quoi ? Il m’a répondu cet idiot de Pedro. Faire Ca-da-ver, trouver des clochards ivres, les dépouiller et les laisser nus, après avoir coupé au rasoir ce qui leur servait de vêtement. Mais même en lui expliquant, il n’a pas eu l’air de comprendre ce p’tit con, même en lui en collant une, vous vous rendez compte ?
Mon expression sertie de toute ma feinte empathie, accentue la sincérité de son témoignage, la débride aux confins du possible.
– C‘est qu‘il a la caboche dure le fumier. Remarquez, c’est qu’il ne doit pas avoir tant faim que ça cette saloperie, sinon il gagnerait de l’argent par tous les moyens. On le faisait bien nous. R’marquez, il n’est tellement pas futé, qu’il se serait fait prendre à tous les coups par la FEBEM (5). M’en souviens de la FEBEM, des brûlures de cigarettes sur mon torse, des bagarres et autant de fois où on aurait bien voulu me crever la paillasse. C’est d’ailleurs là que j’ai appris que mon cul pouvait servir à autre chose qu’à chier, ils avaient été plusieurs à m’avoir fait rentrer la leçon où vous savez…. Mais il ne risque pas d’y aller lui, Saint dégénéré ! Et ça l’aurait un peu endurci. Je ne sais pas ce que je vais foutre de ce môme ! J’ai entendu parler à l’époque des escadrons de la mort pour enfants, une bastos dans la gueule qui leur foutaient pendant qu’ils dormaient les parasites. Moi, ils ne m’ont pas eu…mais comme je n’ai pas de chance plus que ça, ce n’est pas lui qui l’aura non plus… Heureusement qu’il m’a, même si moi je ne veux pas de lui !
Ses propos émétiques ont raison de mon bunker émotionnel. Pablo poursuit sans y prêter la moindre attention.
– Quand on s’est fait exproprier des grands domaines avec les parents, j’ai bien dû apprendre sur le tard pour survivre. Lui, il a la chance d’être né ici. Il ne peut pas avoir de regret, les enfants sont égoïstes. J’aurais mieux fait d’adopter un de ses bébés que les poubelles ou les terrains vagues accouchent en secret, plutôt que d’engrosser la mère…le mauvais numéro qu’on a tiré avec lui. Les autres, ils se démerdent. Ils ne font pas tout ce que je faisais, mais au moins ils essayent. Mais alors pour lui, il n’y’a pas d’espoir….
Il se lève, regarde par ce qui lui sert de fenêtre, puis se rassoit impassible.
– Ne vous inquiétez pas, ça canarde toujours par ici, la police essaye de nettoyer notre favela des narcotrafiquants. Ils viennent souvent nous faire chier pour rien, parce que tout va continuer pareil. L’AK 47 : ça fait danser la Samba…
Il s’esclaffe de plus belle, mimant la danse et poursuit :
– Ça dure parfois des heures…Policiers ou narcos, c’est pareil ! Certains font les deux jobs, en fait, ils se foutent sur la gueule, qu’ils soient ensemble ou face à face, au gré des arrangements ou trahisons. Les narcos, Ils vont bientôt foutre le feu aux pneus pour créer un écran de fumiers (il rigole, plus fort encore, très satisfait de son jeu de mot). Le Comando Vermelho (6), ils ne sont pas prêts de les avoir, à chaque fois ils s’enfuient par les égouts comme des rats…
Il hausse les épaules, me fixe de nouveau.
– Pour en finir avec Pedro, il est à côté de la plaque le gamin ! Il me parle de l’école, qu’il aimerait lire pour avoir un beau travail, comme si nous, on était merdeux. Il préfère jouer au foot, croyant qu’il sera un jour Auriverde (7). Faut le voir, regarder chaque matin le Cristo Redentor (8), pensant qu’il répondra à ses prières. Tout le monde dit que la statue a les bras écartés comme sur la croix. Moi je vous dis que ses bras écartés c’est comme les ailes d’un bombardier, qui nous lâche des bombes d’emmerdes sur la gueule…ça oui ! Le Cristo Redentor béni ses guérilléros et il n’y a pas la place pour le rêve ici. Vous savez que la favela porte le nom d’une plante ? Avec des baies et de la sève toxique. Ce n’est pas un signe ça, que tout est pourri ? Si vous voulez vous pouvez questionner Pedro, si vous me payer de nouveau ! Cette crevure rentre toujours plus tôt que les autres, pour une fois qu’il peut m’amener autre chose que des soucis…
Il se lève impatient. Je comprends qu’il n’a plus rien à me dire et stoppe mon dictaphone. Mon sourire reste encastré puis prend vie à l’idée d’échanger avec Pedro, ses rêves, ses espoirs malgré ses difficultés. Je vais payer pour que son géniteur, ne soit pas là. Que Pedro me livre sans crainte tous ses bonheurs convoités, ceux qui sauront toucher l’opinion publique. J’essaye d’ordonner les questions lorsque Pablo annonce l’arrivée de son fils.
– Qu’est-ce que je vous disais, venez…
Je le rejoins à sa meurtrière et vois cet enfant dans l’œillère de son paternel, traîner le pas, tête baissée.
Venu de nulle part, un sifflement, l’impact, son corps inanimé.
Son père crie aussi fort que ma stupéfaction est grande. Il hurle dans mon oreille « filez moi tout ce que vous avez…parce que cette photo, elle vaut de l’or ! » Il s’agrippe à mon bras et redouble de décibels : « Vite putain, ils ne vont pas tarder à arriver pour l’emporter ! ».
Il faut prendre cette photo. Pedro devient martyr et je sais que cette image peut me rendre riche et célèbre. Je braque hagard, mon objectif, la mort de cet enfant repasse en boucle. J’ai l’impression d’être un sniper embusqué. Je vais le tuer une seconde fois. Je ravale mes scrupules et appuie sur ma détente. Et sa tête explose en brouillon de couleurs…
Annotations :
- l’« asphalte », qui désigne les quartiers aisés ou de classes moyennes
- 1500 cruzeiros = 60 cts d’euros.
- maconha : herbe locale
- Pivetes : Voleurs à la tire
- Febem : Centre de rétention ou sont envoyés les mineurs. De nombreux actes de tortures y ont été référencés.
- le Comando Vermelho : Commando rouge, un des plus anciens et plus puissants gangs de narcotrafiquants
- Auriverde : Or et vert, couleur du maillot de la sélection nationale de football.
- Cristo redentor : Célèbre statue, qui domine la baie de Rio de Janeiro.
Quand dans l’enfer, celui qui cherche l’étincelle d’un reste d’humanité, finit par la perdre la sienne encore plus cruellement.
Je ne sais pas pourquoi votre écrit m’a plongée dans le même désarroi perplexe que m’avait laissée le visionnage de « La route » de John Hillcoat, ce terrible film d’aniticipation avec Viggo Mortensen. (L’avez vous vu ?) Celui de réfléchir aux limites de notre humanité face au dénuement cru, quand la survie n’est plus qu’instinct animal. Quelle oeuvre extraordinaire.
Mais votre récit est encore plus terrible car il s’ancre dans notre réalité, nos jours, notre monde. Vos mots sont percutants, toujours.
Des oeuvres comme votre écrit, ou ce film, sont je pense fondateurs, et doivent l’être. Pour qu’à leur noirceur on sache mieux voir la lumière dans laquelle nous avons, nous, la chance d’évoluer. Qu’on cesse de se plaindre et de geindre inutilement. Regardons, définissons, utilisons notre humanité.
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Très chère Elodie, je tiens à vous remercier pour ce beau commentaire qui ouvre plusieurs portes à l’échange et au partage. J’ai bien vu « La route » et j’ai été également soufflé par sa beauté, empreinte de la très grande fragilité que la pellicule a réussi à restituer dans le plus grand esthétisme, mais aussi la plus grande humilité. Ce texte a été écrit bien avant, mais nul doute qu’il aurait pu s’en inspirer. Je ne me suis jamais rendu au Brésil, et à l’occasion d’un défi d’écriture qui m’avait été lancé, je me suis alors documenté, un week-end durant, une immersion au plus proche des personnages que j’ai restitué ici, avec je l’avoue une grande émotion. Il est effectivement des situations bien plus complexes que la nôtre, et il faut sans cesse faire son possible pour ne pas les laisser sans voix. Pour ce qui nous concerne, je pense qu’il faut tout de même tout faire pour résister à toutes les attaques, à commencer par la pire qui soit : la paresse. Ne pas accepter de nous éteindre avec l’envie quotidienne d’agir, celle de penser par soi-même, de remettre en cause chaque parcelle de nous-même et être vrai. Le malheur des autres ne doit en aucun cas être un prétexte pour nous effacer. Au contraire. C’est comme lorsque l’on souhaite sauver une personne de la noyade, il faut avant toute chose miser sur sa propre sécurité, afin d’avoir une infime chance de pouvoir revenir au bord de la rive salvatrice. En revanche, vous avez pleinement raison, il faut une grande empathie, et braver son égoïsme pour ne pas succomber au drame du déni des autres, au loin… Merci beaucoup, de vous.
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